Dans L’âge des Low Tech, Philippe Bihouix traite la question délicate de la technologie à l’ère de la raréfaction des ressources et de la saturation des écosystèmes. Ingénieur de formation, spécialiste des questions énergétiques et minières, l’auteur apporte un éclairage salutaire sur les limites de nos modèles actuels.
En effet, alors que la plupart de ses collègues s’insèrent dans un contexte salarial dominé par des multinationales visant le profit à court terme, Bihouix fait le choix d’œuvrer en véritable ingénieur plutôt qu’en « super-technicien ».
Il s’arrête. Prend le temps d’analyser les tenants et les aboutissants des problèmes posés par la technologie dans nos sociétés modernes. Et propose des solutions réellement durables, pour le bien de tous.
1. Un constat accablant
Pour commencer, l’auteur dresse donc la liste des dysfonctionnements actuels et des crises en cours :
- Pic pétrolier et raréfaction des énergies fossiles
- Pollution galopante et dégradation des écosystèmes
- Surproduction
… Et ce pour chaque domaine de l’économie (agriculture, industrie, chimie, BTP, etc.)
Puis il explique pourquoi les high tech ne peuvent répondre à ces problèmes :
- Les ressources minières sur lesquelles reposent ces nouvelles technologies sont elles aussi disponibles en quantité limitée,
- Elles impliquent de nombreuses externalités négatives, liées notamment à leur fabrication, leur entretien et leur fin de vie,
- Les solutions préconisées sont loin d’être aussi performantes et résilientes qu’on le prétend généralement.
Ainsi, les mythes des énergies renouvelables, de la voiture électrique « zéro émission », etc. sont battus en brèche…
Dans ces conditions, quel horizon technologique reste-t-il pour notre civilisation ?
2. Une décroissance nécessaire
L’âge des Low Tech ne se limite pas, fort heureusement, au constat désastreux de notre situation présente. Comme l’indique son sous-titre (« Vers une civilisation techniquement soutenable »), l’ouvrage trace une direction technologique viable sur le long terme.
Mais celle-ci implique des changements importants au sein de nos sociétés.
Et pour commencer, une approche totalement différente de notre « consommation technologique ». En d’autres mots, il faut impérativement décroître si l’on souhaite limiter la casse et préserver l’essentiel.
« Toute activité humaine, autre que la chasse et la cueillette (et encore, à condition de ne pas être trop nombreux sur un territoire donné), a un impact environnemental. Il n’y a pas de voiture « propre », d’énergie renouvelable (totalement) « verte », de produit « sans carbone » ou de transport « zéro émission ». Recycler est très important, mais ne suffit pas et ne peut pas nous « dédouaner » de notre consommation matérielle. De l’énergie sera utilisée pour recycler, de la matière sera perdue. Il faut l’accepter et résister au greenwashing matraqué à longueur de temps, destiné à nous vendre de plus en plus de produits en nous déculpabilisant, voire en tentant de nous convaincre que nous réalisons un geste bénéfique pour la planète.
Corollaire simple : il n’y a donc pas de produit ou de service plus écologique, économe en ressources, recyclable, que celui que l’on n’utilise pas. La première question ne doit pas être « comment remplir tel ou tel besoin (ou telle envie…) de manière plus écologique », mais « pourrait-on vivre aussi bien, sous certaines conditions, sans ce besoin ? ». Ensuite, certes, si le besoin ne peut pas être supprimé sans régression intolérable, on doit chercher à y répondre avec le moins de ressources possible. Il s’agit donc bien d’aller chercher à la source, à la racine, les économies. En quelque sorte acquérir le réflexe d’une « écologie de la demande » (décroissante), plutôt qu’une « écologie de l’offre » (croissance verte). L’écologie de l’offre réclamera à cor et à cri le remplacement des centrales électriques classiques par des énergies renouvelables. L’écologiste de la demande proposera de débrancher les télévisions. L’écologiste de l’offre réclamera des gobelets en plastique recyclable, l’écologiste de la demande aura sa tasse dans le tiroir de son bureau. »
3. Sobres, simples, robustes… Les low tech
Une fois admise cette vision nouvelle, on peut réfléchir aux techniques applicables pour préserver l’essentiel. À dessein, Philippe Bihouix ne nous dresse pas un tableau exhaustif de ces solutions. Mais il trace un chemin plein de bon sens et fournit beaucoup d’exemples concrets.
Les domaines où s’applique la technologie sont vastes et nombreux. Chacun devra faire l’objet d’un arbitrage démocratique :
- De quels biens et services pourra-t-on se passer ?
- Comment faire sans ?
- Quels biens et services conserver ?
- Au profit de qui ?
- Sous quelle forme ?
Et enfin la question que l’on pose souvent en premier (à tort) :
Comment faire en sorte que ces biens et services soient soutenables et polluent le moins possible ?
Autrement dit, comment « concevoir et produire réellement durable » ?…
Ici, la réponse n’est pas unique. Mais elle obéit à quelques principes essentiels, qu’on peut résumer dans une sorte de « charte des low tech » :
- Simplicité, sobriété et robustesse dans la conception
- Localisation de la production
- « Réparabilité » locale
- Convivialité
Ce dernier concept, cher à Ivan Illitch, part du principe que l’outil doit servir l’homme et s’adapter à lui, et non l’inverse. Les outils conviviaux devraient par exemple :
- Avoir plusieurs utilisations possibles,
- Rester pratiques sans devenir invasifs,
- Ne pas devenir indispensables ou addictifs,
- Avoir un fonctionnement compréhensible pour son utilisateur (il devrait être facile pour le propriétaire de l’outil d’en assurer la maintenance de premier niveau)
4. Organisation d’une société soutenable basée sur les low tech
Mais Philippe Bihouix ne s’arrête pas en si bon chemin.
En effet, il développe dans L’âge des low tech les concepts de base pour une société qui intégrerait ces grands principes.
Exemple avec les énergies renouvelables. Faut-il « transiter » ? Oui, mais pour une production localisée et limitée, consacrée à quelques usages essentiels.
« Il faudra bien alors admettre que les formes d’énergie vraiment durables sont sans doute celles basées sur des systèmes moins « agressifs », très locaux et adaptés à leur environnement et donc, on y revient, de relativement basse technologie – afin d’être réalisables, réparables et remplaçables localement – quitte à renoncer à un peu de rendement et de performance : micro- et mini-hydraulique (et encore pas trop, car l’impact sur les écosystèmes fragiles des rivières peut être fort dommageable), petites éoliennes « de village », solaire thermique pour les besoins sanitaires et la cuisson, biomasse et biogaz, éventuellement agrémentés de pompes à chaleur…
Las, la quantité d’énergie récupérable par de telles technologies sera bien faible eu égard à nos standards occidentaux. Pas la peine d’espérer faire fonctionner des batteries d’escalators, des trains à grande vitesse ou de gros sites industriels chimiques (chlore-soude) et électrométallurgiques (aluminium, sidérurgie). Mais si l’on s’organise bien, probablement assez pour vivre décemment et ne pas retourner au lavoir faire la lessive à la main. Il faudra par contre monter les escaliers à pied, réduire la vitesse de nos trains et renoncer aux canettes en aluminium. »
Et Bihouix nous propose ses idées pleines de bon sens dans tous les autres domaines essentiels où la technologie a son rôle à jouer…
5. Le message de L’âge des low tech
Le livre de Bihouix est non seulement l’ouvrage d’un scientifique, mais aussi celui d’un philosophe. L’avenir qu’il nous propose est concret et réalisable. Et les directions qu’il trace sont à la fois compréhensibles et inspirantes.
« Résistons aux sirènes de tout bord qui nous promettent le meilleur des mondes, avec un confort, une mobilité et une consommation inchangés, tout en ne polluant pas, ces bonimenteurs qui clament : « Qu’elle est verte, ma technique ! » Non, nous ne pouvons nous permettre de continuer à consommer comme des porcs, à produire et à jeter comme des goujats, grâce à l’économie circulaire et aux énergies renouvelables, avec quelques petits aménagements à la marge, ici et là. […]
Partout, quand c’est possible, à toutes les échelles territoriales, à la maison, au travail, en famille, pour les loisirs, ralentissons, simplifions, débranchons, réduisons. Privilégions les objets durables, de basse technologie – la chignole, dans la plupart des cas, doit pouvoir remplacer la perceuse low cost qui ne servira pas plus de quelques dizaines de minutes dans toute sa vie –, qui résisteront mieux aux soubresauts à venir du système. Préférons les activités productives, les choses concrètes, la terre, la pierre, les plaisirs simples.
Retrouvons un peu d’audace, osons, inventons, bricolons. Et même si cela ne suffira pas à sauver la planète, n’hésitons pas à traduire au quotidien quelques principes, des actes les plus simples aux plus engageants, au choix. Primum non nocere (d’abord ne pas nuire), voilà un précepte hyppocratique que nous devrions appliquer plus souvent, avant de vouloir faire de la « médecine planétaire » à coups de géo-ingénierie hasardeuse ! »
Aller plus loin
L’âge des low tech est une lecture inspirante, qui a alimenté mes réflexions et contribué à mon positionnement sur les questions scientifiques et technologiques – on sait combien, dans nos sociétés contemporaines, ces thématiques sont devenues incontournables.
Pour découvrir plus en détail la pensée de Philippe Bihouix, je vous conseille donc ce livre chaleureusement…
L’auteur a aussi donné des interviews et conférences disponibles en vidéo sur le net. Voici l’une des meilleures, produite par l’excellente chaîne Thinkerview :
Si vous avez lu L’âge des low tech ou si vous connaissez déjà bien la pensée de Philippe Bihouix, n’hésitez pas à partager vos avis et points de vue dans les commentaires ci-dessous. J’échangerai sur ces sujets avec grand plaisir 🙂
5 commentaires
Merci pour cet article intéressant. Existe il d’autres personnes qui partagent son analyse de la situation ? Des partis politiques ? De lieux où cela est mis en pratique ?
Oui, on peut trouver des personnalités et des mouvements assez proches de lui.
Pour commencer, sur l’analyse de la situation des ressources minières, on a Guillaume Pitron (« la guerre des métaux rares ») qui le rejoint sur pas mal de points.
Ensuite, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, auteurs de « Comment tout peut s’effondrer » (chronique ici) sont assez proches de sa vision de l’état économique et écologique du monde.
Pour ce qui est de « mouvements » collectifs où on retrouve des analyses et des préconisations semblables, je pense :
– à Vincent Mignerot et l’association Adrastia, qui sont plus sur la thématique de l’effondrement mais qui de ce fait s’intéressent pas mal aux low tech (on trouve leurs vidéos assez facilement sur le net)
– et d’une manière plus générale au mouvement politico / citoyen de la décroissance (voir par exemple le journal « La décroissance »). Cela s’étend jusqu’aux pratiquants de la simplicité volontaire et même à certains permaculteurs, collapsologues et survivalistes (je ratisse un peu large, mais c’est normal : le questionnement de Bihouix est transverse et parle à beaucoup de gens différents).
Voilà, j’espère que ces quelques pistes vous seront utiles !
Merci beaucoup pour ta réponse rapide. J’ai de la lecture à faire. J’ai atteint les mêmes conclusions il y a quelques temps. J’ai dû mal à trouver des personnes qui partage mon analyse sans tombé dans le spirituel loufoque ou le catastrophique/zombie/bunkers.
Ha ha oui je vois très bien ce que tu veux dire 😉
Mais ça existe, je te rassure 🙂
Bonsoir, je n’ai pas encore lu le livre, mais j’en ai lu pas mal sur les mêmes thématiques depuis quelques années maintenant et également le journal de la Décroissance. J’aimerai lire ce livre et je me disais que l’un d’entre vous devait justement l’avoir, serait il envisageable de me l’envoyer par courrier et que je l’envoi ensuite à une autre personne ou que je le retourne à son propriétaire ? Voilà c’était l’idée du soir.. Sur ce je vais visionner la vidéo 🙂
Ha oui je voulais dire aussi que j’avais souvent ce sentiment de croiser des gens spirituel loufoque, ou charlatentiste bioecolo verdatre… Voilà à bientôt 🙂